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Historicité des mythes grecs 1/3 :

La naissance de la civilisation mycénienne

En attendant la publication, courant de semaine prochaine, de deux billets que j'espère avoir le temps de mettre en forme consacrés à l'élection présidentielle américaine et à un point sur la situation en Syrie et au Moyen orient, j'ai décidé de vous livrer ce week-end, découpé en trois billets, un extrait d'une dizaine de pages de mon livre Histoire du Siècle à venir (cf. les liens ci-contre à droite, notamment pour ceux qui recherchent la version électronique du livre) dans lequel je m'intéresse à l'histoire de l'empire mycénien, dont je m'attache à retracer l'histoire en croisant les sources mythiques et archéologiques, en soulignant leurs nombreux points de concordance. Comme d'habitude, n'hésitez pas à partager si vous trouvez cela intéressant. 

L'empire de la civilisation mycénienne, 1550 - 1100 avant J.-C. environ

Tout comme l’histoire de la Crète, l’histoire de la civilisation mycénienne est largement conjecturée à partir d’éléments archéologiques autorisant des hypothèses contradictoires. Néanmoins l’on dispose à son sujet de sources écrites plus éloquentes, non seulement internes grâce au déchiffrement du linéaire B, mais aussi grâce aux témoignages laissés par le grand voisin qu’était le contemporain empire hittite, qui dominait l’Anatolie. En outre les historiens n’hésitent pas à recourir au texte de l’Iliade d’Homère, mettant les Achéens aux prises avec la cité de Troie, pour interpréter les découvertes archéologiques. Il semble qu’ils utilisent moins, ce qui est peut-être dommage, les grandes sagas des héros grecs : Persée, Thésée, Jason, Héraclès, qui bout à bout paraissent véritablement fournir la trame de l’histoire de l’ascension et de la chute de la civilisation mycénienne, trame fort utile car les documents mycéniens fournis par l’archéologie étant essentiellement des documents « administratifs », ils sont utiles pour dresser un tableau économique et hiérarchique des structures politiques mycéniennes, mais ne permettent guère de prendre connaissance de témoignages quant à des événements, contrairement par exemple aux correspondances hittites. C’est là que l’usage des mythes héroïques peut être utile, en donnant sinon des informations réelles, du moins des indications événementielles intéressantes – c’est-à-dire un récit reliant les informations. Pour dégager la synthèse la plus complète et la plus plausible de cette histoire, nous utiliserons donc toutes ces sources.

La civilisation mycénienne est née sur le continent et a produit, notamment, la célèbre cité de Mycènes, dont le nom est associé à la guerre de Troie, étant un centre de première importance, « riche en or », selon Homère. Les recherche archéologiques ont attesté de la puissance de la ville mais ne permettent pas de conclure que la cité était le centre exclusif de l’autorité chez les Achéens : parmi les grands centres de la civilisation mycénienne on trouve aussi Argos, Tirynthe, Thèbes et Pylos (auxquels s’ajoute Cnossos mais uniquement après sa conquête par les Achéens, et qui ne nous renseigne donc pas sur les lieux d’origine de la civilisation mycénienne).

Toutefois, toute la tradition légendaire grecque fait de cette cité de Mycènes, et plus largement de l’Argolide, région de Grèce continentale dans le nord-est du Péloponnèse, le lieu principal de la civilisation achéenne : les villes d’Argos et celle de Tirynthe, très présentes dans la mythologie et à l’importance attestée par l’archéologie, sont situées dans la même province. D’une lecture attentive des mythes héroïques, il semble ressortir qu’Argos était liée à Mycènes, peut-être comme vassale : ainsi l’on voit, au début de la guerre de Troie, Agamemnon confisquer Argos à son roi en titre Diomède, et ne la lui restituer qu’en échange de sa participation à l’expédition (ce qui évoque le mécanisme féodal de la commise, confiscation d’un fief pour non-exécution de ses obligations par le vassal) ; plus tard Oreste, fils d’Agamemnon, se réfugie à Argos après avoir été chassé de Mycènes. En outre le grand héros Persée, le fondateur et roi de Mycènes, était selon la légende petit-fils du roi d’Argos. Il en va de même pour Tirynthe, dont était roi Alcée, fils de Persée et frère d’Electryon, roi de Mycènes, et pour laquelle la vassalité est indiquée par l’obéissance d’Héraclès, petit-fils d’Alcée, à Eurysthée, roi de Mycènes. A l’origine de la civilisation mycénienne on trouve donc principalement l’Argolide et ses trois grandes cités : Argos, Tirynthe et Mycènes, cette dernière paraissant détenir une forme de suzeraineté sur les deux autres. 

L’autre grand centre mycénien, hors d’Argolide, c’est Thèbes. Aussi bien est-elle la seule cité à avoir pour fondateur légendaire un héros aussi ancien et aussi notable que Persée, à savoir Cadmos, nullement lié ni à Argos, ni à Tirynthe, ni à Mycènes. Pour l’archéologie le site apparaît à l’âge du Bronze, ce qui correspond à l’époque donnée par Hérodote pour sa fondation mythique, soit la charnière du IIIe au IIe millénaire avant notre ère[1]. Durant la première partie de son histoire, jusqu’à la mort de son plus célèbre roi, Œdipe, Thèbes est rigoureusement indépendante de la triade argolide. Cela change avec la rivalité des fils d’Œdipe, Etéocle et Polynice : ce dernier, rival de son frère pour la possession du trône de Thèbes, se rend en Argolide[2] pour chercher une armée et attaquer Thèbes. La « guerre des sept chefs » contre Thèbes, conduite par Adraste et Amphiaraos, rois d’Argos, est un échec, mais la cité est prise quelques années plus tard par les Epigones, les fils des sept chefs, encore menés par Adraste, qui place sur le trône Thersandre, le fils de Polynice. Ces événements légendaires suggèrent la réalité d’un conflit historique opposant la triade argolide à Thèbes, débouchant sur la vassalisation de celle-ci et son intégration à l’empire mycénien.

Il en va de même pour le dernier centre mycénien d’importance, Pylos : selon la légende Héraclès assiégea la cité et tua son roi Nélée et ses onze autre fils, qui avaient tenté de voler le bétail du géant Géryon dont il s’était emparé lors du dixième de ses douze travaux, et fit du seul survivant de la fratrie, Nestor, le roi de Pylos et de Messénie, la région environnante. L’épisode légendaire est intéressant car Héraclès était lui-même aux ordres d’Eurysthée, roi de Mycènes, qui lui avait imposé ses célèbres travaux : l’on retrouve donc, derrière le mythe, l’idée d’un coup de force mycénien conduisant à la vassalisation d’une autre ville achéenne.

 

Si donc les résultats archéologiques ne permettent pas de conclure à l’hégémonie d’un des grands centres mycéniens sur les autres, toute la tradition héroïque grecque, et non point seulement l’Iliade homérique, pointe vers une suzeraineté de l’Argolide sur le monde mycénien, et de Mycènes sur l’Argolide ; la seconde étant semble-t-il initialement admise et permanente, la première progressivement acquise lors de conflits mesurés. Toujours suivant la tradition héroïque, cette hégémonie de Mycènes sur la Grèce continentale est parachevée, une ou deux générations après Héraclès[3], avec le règne d’Agamemnon qui épouse Clytemnestre, fille du roi Tyndare de Sparte, et fait épouser sa demi-soeur Hélène, future Hélène de Troie, par son frère cadet Ménélas, faisant de celui-ci l’héritier de Sparte qui passe ainsi, à son tour, sous l’influence de Mycènes.  A l’occasion  de ce dernier mariage fut prêté, par les rois achéens prétendant à la main d’Hélène, le « serment de Tyndare » par lequel tous s’engageaient à protéger celui des leurs qui serait attaqué, et ceci afin que le choix d’Hélène ne provoquât pas la guerre entre les Grecs ; ce dernier élément légendaire est peut-être la trace d’une institutionnalisation de l’unité achéenne sous hégémonie mycénienne, par l’acceptation générale d’une sorte de charte réglant les rapports au sein de la fédération des cités en interdisant les conflits. La nature du serment de Tyndare évoque aussi une sorte de contrat social garantissant les droits des individus, ou du moins des individus considérés comme libres, comme citoyens (ou barons, qui sont en définitive les citoyens dans un ordre féodal comme celui qui semblait prévaloir en ce temps), et dans ce cas l’événement, ou le document, à l’origine de la légende du serment serait l’équivalent de la loi des Douze Tables romaine et du Bill of Rights américain, ces garanties des libertés fondant la cohésion sociale et le dynamisme de ces sociétés.

Un demi-siècle auparavant, la légende de Thésée donne à voir un mouvement d’indépendance des Achéens face à l’hégémonie crétoise.

En effet la civilisation mycénienne devait beaucoup à la civilisation minoenne qui dominait la mer Egée dans les premiers siècles de sa propre construction. L'archéologie tend à montrer la forte influence de la Crète sur le développement de la nouvelle civilisation continentale. La légende de Thésée indique à la fois une rébellion achéenne contre la suzeraineté crétoise, la lutte pour l’indépendance et les premières interventions mycéniennes sur le sol crétois ; ces expéditions mycéniennes en Crète sont aussi évoquées par le septième travail d’Héraclès, qui dérobe le taureau du roi Minos. Les recherches archéologiques montrent que lorsque la Crète s'affaiblit, les Mycéniens remplirent le vide laissé par sa puissance déchue en envahissant l'île et en établissant leur hégémonie en mer Egée. On constate alors une unification notable, un relatif effacement des particularismes locaux au profit de la culture mycénienne, et l'établissement d'une unité culturelle et artistique telle que la civilisation minoenne n'était jamais parvenue à l'imposer au monde égéen.

[1] Livre II, CXLV.

[2] A Argos selon Appolodore (III, 5-6) et Mycènes selon Homère Iliade (IV, 376-381).

[3] Suivant les indications d’Hérodote, les hauts faits d’Héraclès dateraient du milieu du XIVe siècle avant notre ère, et la guerre de Troie du milieu du XIIIe siècle. Hygin, dans sa dixième fable, affirme que Nestor reçut d’Apollon la grâce de vivre trois générations (Hygin dit tria saecula, qui ne sont pas à entendre comme des siècles mais comme des générations antiques, soit 33 ans et 4 mois, c’est-à-dire un tiers de siècle). Nestor était donc gratifié d’une vie de cent ans, qui sépare sa jeunesse au temps d’Héraclès de sa vieillesse à l’époque de la guerre de Troie, ce qui fonde probablement le calcul d’Hérodote.

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