
L’avenir de l’islam et des grandes religions monothéistes
Chers lecteurs,
Ayant reporté la rédaction de mon article sur l'élection américaine à la fin de la semaine prochaine, où l'avancée des primaires devraient permettre d'y voir un peu plus clair, je souhaite livrer aujourd'hui un ultime extrait de mon dernier livre ; je pense que l'ensemble des extraits déjà publiés (sur l'historicité des mythes grecs (publié ici, et là, et encore là) et sur celle d'Abraham (ici) suffiront à présent à donner aux curieux et lecteurs potentiel une idée de la variété des thèmes qui y sont abordés.
Ce dernier extrait constitue en soi un petit essai d'anthropologie religieuse prospective, fondé sur le parallèle historique entre islam moderne et judaïsme antique, que j'ai déjà eu l'occasion d'aborder sur ce blog.
L’avenir de l’islam et des grandes religions monothéistes
Au-delà de la certitude de la défaite finale du djihadisme comme du zélotisme juif de l’Antiquité, se pose la question de l’avenir de l’islam comme religion. En effet la dernière étape du cycle C que nous avons définie est la suivante :
13) Confirmation de la domination du modèle de B, C est balayée comme puissance politique.
Néanmoins, la fin de ce volet politique n’est pas la fin de la religion : aujourd’hui le judaïsme rabbinique est toujours bien vivant, et l’identité juive vivace ; la culture juive a pris une nouvelle forme après son écrasement militaire et politique des Ier-IIe siècles. La foi juive, repensée, a renoncé au millénarisme, aux espoirs de domination terrestre.
Le judaïsme a alors évolué en deux branches. Le judaïsme prosélyte s’est confondu avec le christianisme, qui l’a absorbé : la figure du Christ, cet être exemplaire, parfait, autorité divine incarnée, immédiate, laissait bien peu de saveur, dans la compétition religieuse, au judaïsme traditionnel, même après sa mutation rabbinique du premier siècle ; tout comme il laissait peu de saveur à Mithra et au culte impérial, parent du mithraïsme, du Soleil Invaincu (Sol Invictus).
Le judaïsme rabbinique qui existe aujourd’hui est la branche du judaïsme antique qui a refusé de reconnaître en Jésus le Christ, ce Messie que les Juifs avaient plutôt imaginé chef de guerre triomphant et identifié à plusieurs reprises dans les meneurs d’insurrections. Les rabbins ont conservé leurs textes traditionnels, gardé comme principale figure prophétique la figure dominante de la Torah, Moïse, mais ont adopté une interprétation plus spirituelle. En faisant cela, la foi juive s’est purgée de la violence du mosaïsme mais, incapable de remplacer l’espoir du triomphe mondial et de se trouver une force attractive alternative, comme celle que proposait le christianisme par l’imminence du salut, ce nouveau judaïsme perdit pratiquement toute capacité prosélyte, et devint essentiellement un patrimoine commun, un héritage à préserver, sans prétention missionnaire. Ayant échoué à s’étendre sur le monde entier, le judaïsme se replia sur lui-même : des trois monothéismes, il est aujourd’hui celui auquel il est le plus difficile de se convertir et d’intégrer la communauté, tant le souci de préservation de l’identité et de la tradition religieuses semble exiger de n’admettre que des individus apportant suffisamment de garanties d’une conversion profonde. Il y a aujourd’hui dans le monde moins d’une vingtaine de millions de Juifs ce qui, en tenant compte la chute démographique due à l’Holocauste, limite durant deux millénaires l’évolution de la population juive essentiellement à l’accroissement naturel de celle qui existait sous Hadrien.
Dans le même temps, l’abandon de l’esprit du mosaïsme antique, lequel ne fut pas repris par le christianisme qui en constituait, comme le judaïsme rabbinique, un dépassement, permit à Mahomet de capter l’héritage mosaïque et de porter un message religieux revenant au mosaïsme primitif, en faisant des Arabes musulmans le nouveau peuple élu, en lieu et place des Juifs.
Au total, donc, le post-mosaïsme juif a consisté en trois monothéismes d’esprit différent : le judaïsme rabbinique, qui a renoncé au messianisme terrestre devant la multiplicité de ses échecs ; le christianisme, qui a dépassé le messianisme en reconnaissant comme Messie un homme qui a commandé de renoncer au monde ; l’islam, qui consiste en un reboot, un redémarrage du mosaïsme. Trois attitudes, donc, face au messianisme monothéiste, après que sa réalisation terrestre eut échoué : sa spiritualisation (intégration du fait que l’attente est interminable), l’affirmation de son accomplissement effectif sur un autre mode que ce que l’on pensait traditionnellement (le Christ supplicié, mort et ressuscité), son renouvellement par un nouveau prophète reprenant à son compte l’essentiel du message (Mahomet). On voit mal, au plan logique, quelle autre solution aurait pu être proposée au problème d’un messianisme déçu : soit l’on constate son échec et l’on cherche à réinterpréter le message en en faisant un espoir plus vague, un but spirituel à atteindre, soit les apparences sont trompeuses et il n’a pas échoué mais n’a pas été reconnu, soit il était trop tôt car le message révélé n’était pas encore complet, il lui manquait un prophète.
Dès lors, et ayant observé jusque-là l’identité de parcours entre le mosaïsme et l’islam, on peut penser que ce dernier connaîtra une évolution semblable, une fois que son messianisme moderne, le mahdisme, aura déçu comme l’ancien.
Ainsi donc, il est peu probable que l’ensemble du monde musulman se convertisse à la version post-mahdiste de l’islam, que l’on pourrait appeler islam oulémique, sur le modèle du judaïsme rabbinique, un islam réinterprété, spiritualisé, qui naîtrait d’un accord doctrinal entre des oulémas. Cet islam oulémique, comme le judaïsme rabbinique, ne sera pas prosélyte, mais marqué par cette même sorte de mélancolie religieuse, succédant au fanatisme, au millénarisme déçu. Et comme le judaïsme rabbinique, il ne sera plus une force de séduction, mais porté essentiellement comme un héritage à préserver. Dans les siècles qui suivront, la population musulmane oulémique ne s’étendra plus guère au-delà de sa population du XXIe siècle, et deviendra progressivement de moins en moins importante au regard de la population mondiale. Il est à prévoir que l’islam oulémique, dans ce monde des deux millénaires à venir, sera, comme le judaïsme dans les deux mille ans passés, une religion minoritaire, dont les membres seront marginalisés, sujets d’hostilité et de suspicion, et incités par leur situation précaire dans leurs sociétés d’accueil à entretenir un fort esprit communautaire ainsi que des métiers intellectuels et de commerce propices aux déplacements fréquents, afin de se prémunir des persécutions. L’antisémitisme s’étendra donc vraisemblablement à eux. Il n’est pas impossible que le judaïsme rabbinique actuel et cet islam oulémique finissent par se confondre, à cause de la proximité de leur esprit, de la substance de leur foi et de la ressemblance de leurs textes d’une part, et de leur caractère commun de communautés minoritaires et persécutées.
Par ailleurs, si l’islam suit la trajectoire du judaïsme, alors outre l’islam oulémique, il devrait engendrer deux branches destinées à être de toute première importance dans l’histoire des deux millénaires à venir : l’une constituant un dépassement du mahdisme, l’autre un renouvellement ; un second christianisme, et un troisième mosaïsme.
Un second christianisme, d’abord.
L’hypothèse n’est pas absurde. L’on trouve certes, comme dans le judaïsme antique, de nombreux « mahdi » guerriers, surgissant à la tête de soulèvements musulmans ; le premier de l’ère moderne est probablement Muhammad Ahmad ibn Abd Allah Al-Mahdi, chef des derviches soudanais durant la Guerre des Mahdistes au cours de laquelle eut lieu le fameux siège de Khartoum, et au terme de laquelle fut fondé au Soudan un état théocratique équivalent à l’actuel Etat islamique. D’autres ont suivi depuis. Mais à côté de ces « Mahdi » guerriers, portant une vision millénariste de l’islam, on trouve aussi des individus se voulant prophètes d’un dépassement de l’islam de Mahomet.
Les deux principaux et plus significatifs sont probablement d’une part le Bàb et le Baha’u’llah, figures très intéressantes de l’islam perse au XIXe siècle, et d’autre part Mirza Ghulam Ahmad[1]. Le Bàb, de son vrai nom Sayyid Ali Muḥammad Sirazi, a un parcours étonnamment similaire à celui de Jésus de Nazareth : né en 1819, montrant des capacités impressionnantes dans l’école religieuse où il étudiait étant enfant, il annonce en 1844, à un musulman mystique qui parcourait le pays à la recherche du Mahdi et auquel il offrit l’hospitalité, qu’il était bien le Mahdi. Le mystique, nommé Mullah Husayn, devint son premier disciple, bientôt suivis par d’autres, dix-huit au total. Le « Báb », c’est-à-dire « la Porte », part avec son dernier disciple en date, Quddus, en pèlerinage dans les lieux saints de l’islam, La Mecque et Médine. Ses prédications attirent de plus en plus les foules et le gouverneur de Chiraz ordonne son arrestation pour complaire au clergé musulman ; il faut dire que sa doctrine emporte, assez largement, abolition de la charia. Le Báb décide alors de se livrer aux autorités, et est placé en résidence surveillée jusqu’en 1846. Libéré, il reprend son périple, irritant de nouveau le clergé qui en réfère directement au Shah. Le Báb est arrêté, plusieurs fois transféré d’une forteresse à une autre à cause de sa popularité. Emmené à Tabriz, il y est jugé et, au cours de son procès, lorsqu’on lui demande qui il est, il annonce être l’élu attendu par les musulmans, à la suite de quoi il est moqué et molesté, avant d’être à nouveau écroué. En 1850 on décide de son exécution, qui aurait eu lieu en deux fois (d’autres sources évoquent la mort dès la première tentative) : d’abord, on le suspend aux murs de la forteresse de Tabriz, le 9 juillet, avec un jeune disciple qui a demandé à mourir avec lui. Le peloton censé les fusiller fait feu, sous le regard de la foule, mais ils s’en sortent indemne, les cordes les suspendant étant sectionnée par une balle, ce qui terrifie les chrétiens arméniens du régiment, qui croient à un miracle. Peu de temps après, une nouvelle tentative se solde par le décès du Báb sous les balles. Son corps est récupéré par les babis (nom des disciples), et finalement enterré sur le Mont Carmel, à Haïfa, en 1909.
On retrouve évidemment, dans ce récit, une trame souvent comparable à la vie de Jésus : l’enfant prodige, la prédication à succès d’une doctrine pacifique, l’hostilité des autorités, le procès donnant lieu à l’affirmation de la mission prophétique, la condamnation et le martyre.
Le Baha’u’llah s’inscrit dans la succession du Báb. Né en Iran en 1817, Mirza Husayn-Ali Nuri, fils d’une famille aristocratique, préfère se consacrer au service des pauvres qu’à celui de l’Etat. Il adhère au babisme à trente ans, pendant la prédication du Báb. C’est en 1863 qu’il affirme à ses proches être celui qui devait être manifesté par Dieu après ce prophète, et veut fonder une religion mondiale, un monothéisme couronnant toutes les autres religions. Il voyage dans les principaux centres de l’Empire ottoman, et répand son message par écrit. Fréquemment en prison ou en exil, il poursuit sa prédication jusqu’à la fin de sa vie, en 1892. Il semble que l’essentiel des babistes, qui furent par ailleurs fort persécutés par le pouvoir persan, aient soit disparu, soit rejoint le mouvement baha’i. Le bahaïsme s’est, d’une certaine manière, structuré comme un christianisme dans lequel Paul aurait affirmé être un nouveau prophète et quelque peu supplanté la figure du Christ ; c’est assez curieux, car la figure du Báb, par son parcours, paraît plus authentiquement prophétique que celle de Baha’u’llah.
L’autre cas est celui de Mirza Ghulam Ahmad, qui fonda le mouvement Ahmadiyya, ou Ahmadisme. Né au Penjab, dans l’Empire britannique des Indes, en 1835, Mirza Ghulam Ahmad affirma en 1889 avoir reçu une révélation et être investi par Allah d’une mission de rénovation et de purification de l’islam, se proclamant, dans un effort syncrétique inédit, Mahdi, ainsi qu’avatar du dieu hindou Krishna et Jésus de Nazareth revenu sur Terre. Il demande aux musulmans de renoncer au djihad et prône le pacifisme ; point intéressant : il se considère comme étant à Mahomet ce que Jésus était à Moïse. Il meurt en 1908.
Le babisme/bahaïsme et l’ahmadisme sont ainsi deux mouvements contemporains, tous deux datant du XIXe siècle, issus de l’islam, et se fondant sur des individus ayant la prétention de dépasser la religion de Mahomet, non seulement comme des théologiens portant une interprétation, mais en s’affirmant eux-mêmes prophètes, investis d’une autorité divine. Dans les deux cas, on trouve la revendication de la qualité de Mahdi, mais sans aucun attribut guerrier, uniquement comme guide spirituel.
Jusqu’ici, ni l’un ni l’autre mouvement n’a rencontré de grand succès : le bahaïsme s’attribue sept millions de membres à travers le monde, l’ahmadisme est crédité d’une dizaine de millions. Cela paraît bien peu, après un siècle d’activité, et au regard d’une population musulmane de plus d’un milliard et demi d’individus aujourd’hui ; population qui, par accroissement naturel, a quintuplé en un siècle.
Bien sûr, l’on peut se dire que le succès de ces religions récentes, ces christianismes musulmans, pourraient se développer fortement à la faveur de l’apostasie millénariste : quand l’islam brisé renoncera à ses rêves de conquête, tous comme le firent les Juifs de l’Antiquité, il sera peut-être plus facile aux actuels zélateurs de Baha’u’llah et Mirza Ghulam Ahmad de faire admettre que leur prophète était bien le serviteur d’Allah qui était attendu, et non pas les multiples mahdis tombés sous les coups des Américains et des Européens.
Il y a cependant un obstacle, nous semble-t-il, qui est dans la relative faiblesse, par rapport à la figure de Jésus de Nazareth, de ces différents personnages. Ainsi, si le Báb a un parcours très similaire à celui du Christ, il s’en distingue aussi sur plusieurs points importants : il était marié, son épopée n’évoque guère de miracles, et il n’est pas supposé avoir ressuscité après sa mort. Baha’u’llah, lui, n’affirme sa mission qu’après une révélation, il est marié, a des enfants, et meurt de vieillesse. Mirza Ghulam Ahmad affirmait entendre des voix, pouvoir prévoir l’avenir et faire des miracles. Aucun d’entre eux, contrairement à Jésus, n’est censé être Dieu incarné, ni né d’une vierge bénie. Certes, l’historicité de tous les faits et gestes, et notamment des miracles, de Jésus de Nazareth est impossible à établir néanmoins, pour mesurer la capacité de séduction d’une religion, ce n’est pas l’historicité des faits qui importe, mais le contenu de son discours, la nature de la foi qu’elle propose : la foi chrétienne a séduit, et séduit encore, par la figure du Christ. Si Jésus était présenté par la tradition évangélique comme un homme supplicié et enterré, et jamais ressuscité, son message aurait-il reçu le même écho ? Aurait-il été si facilement reconnu comme Messie par un si grand nombre de Juifs, si rapidement ? Le christianisme aurait-il eu un tel succès si Jésus avait, certes, été reconnu comme Messie par les apôtres et les premiers Juifs convertis au christianisme, mais n’avait pas été reconnu comme Dieu ? Même l’arianisme reconnaissait une part de divinité dans le Christ. On peut penser qu’au-delà de la beauté du message de paix, tout l’apparat merveilleux, miraculeux, a un rôle dans la capacité de diffusion, de séduction d’un message religieux. Et de ce point de vue, l’on peut douter de la capacité de ces mahdismes pacifiques que sont le babisme, le bahaïsme et l’ahmadisme à séduire aussi largement, dans les deux siècles à venir, que le fit le christianisme, sauf à procéder à un enjolivement, à une reconstruction de leurs prophètes, ce qui ne semble pas avoir été fortement fait durant leur premier siècle d’existence.
Et spécialement, le principal obstacle à l’émergence de ce « second christianisme » nous semble être l’existence du premier. En effet, si l’islam a pu apparaître, c’est par suite de la disparition du mosaïsme. Si le mosaïsme antique n’avait pas disparu, Mahomet n’aurait jamais pu capter son message comme il l’a fait : l’espace aurait déjà été occupé, l’on aurait préféré l’original à la copie.
Or il n’y a aucune espèce de raison pour le christianisme disparaisse dans les siècles à venir. Il est aujourd’hui la première religion du monde, avec près de deux milliards et demi de fidèles, un tiers de la population mondiale. Et il est une religion dynamique au plan démographique.
Et la grande force du christianisme, précisément, est la figure du Christ sur laquelle il se fonde : du simple point de vue de l’anthropologie religieuse, c’est-à-dire sans préjuger de la vérité de la croyance, sans adhérer nécessairement à la foi chrétienne, et que le témoignage des évangiles soit rigoureusement exact ou qu’il s’agisse de la reconstruction d’un prophète sur un mode archétypal, il semble que la figure du Christ Jésus soit indépassable. De tous les prophètes monothéistes, aucun ne peut, par ses attributs prophétiques, prétendre égaler la figure christique. Jésus-Christ, tel qu’il est présenté par la foi chrétienne, n’a pas, et n’a jamais eu, un seul défaut. Sa vie est exemplaire du début à la fin, il ne devient pas prophète après une révélation, il naît prophète. Il ne fait preuve, dans sa vie, d’aucune injustice, et spécifiquement, contrairement à Abraham, Moïse ou Mahomet, ne ment jamais, ne tue personne. Un personnage comme Mahomet, par exemple, a une histoire qui peut prêter le flanc à certaines critiques, que l’on trouve d’ailleurs largement aujourd’hui sous la plume des détracteurs de l’islam : les massacres qu’il a perpétrés, son mariage avec la jeune Aïcha, qui n’était qu’une enfant... Moïse est de son côté l’assassin d’un Egyptien. Jésus de Nazareth, en revanche, n’est pas critiqué par ses détracteurs, et les ennemis du christianisme ont plutôt cherché à démontrer qu’il n’avait jamais existé, car « l’homme Jésus », même si l’on nie sa divinité, est inattaquable dans le portait qu’en fait le christianisme.
Mais plus encore, Jésus de Nazareth est présenté par la foi chrétienne non pas comme un simple homme servant d’intermédiaire entre Dieu et l’humanité, il est Dieu lui-même, incarné.
Par « indépassable », entendons donc que nulle religion monothéiste ne pourrait être fondée en prétendant dépasser le christianisme, car cela impliquerait l’apparition – ou l’invention - d’un prophète aux attributs tels qu’il puisse avoir plus encore d’autorité qu’une figure comme celle du Christ. L’on voit mal comment un prophète, imaginaire ou non, pourrait avoir plus d’autorité qu’en étant considéré comme l’incarnation même d’une divinité unique et omnipotente ; ni comment un homme pourrait prétendre être cette incarnation divine sans être aussi parfait tout au long de sa vie supposée que le personnage de Jésus ; ni comment un homme pourrait prétendre à une perfection supérieure, dans son comportement, à celle du Christ telle que présentée dans les évangiles.
Ainsi, la figure du Christ est indépassable à tel point que ce n’est que par sa négation partielle qu’un autre monothéisme, l’Islam, a pu apparaître après lui. Il a fallu pour cela que l’Islam nie la divinité du Christ, en niant sa mort et sa résurrection. Et cet autre monothéisme, en définitive, ne fut lui-même qu’une large reprise du judaïsme pré-chrétien, le judaïsme mosaïque. Le Báb et Mirza Ghulam Ahmad, qui se sont prétendus Madhi, retenaient de Jésus la vision de l’islam.
Il faudrait au moins égaler la figure du Christ pour gagner massivement les chrétiens qui historiquement ont refusé l’islam, à une nouvelle foi ; cela semble impossible. En effet de deux choses l’une : soit Jésus de Nazareth fut effectivement le Christ, la foi chrétienne est vraie, et alors nul individu ne saurait apparaître et porter un message différent de lui ; soit le Jésus des chrétiens, celui en lequel ils croient, est une reconstruction mythique du Jésus historique, mais alors il bénéficie de l’immense avantage que sa reconstruction date de près de deux mille ans, quand de nouveaux « prophètes » agissant aujourd’hui seraient d’abord connus comme des hommes, avec leurs défauts. Dans les deux cas, la capacité d’un prophète « christique » (c’est-à-dire portant un message de paix et de spiritualité et n’étant jamais, contrairement à Moïse et Mahomet, chef politique et militaire) à s’imposer face au christianisme traditionnel paraît à peu près nulle.
En résumé, sur ce deuxième point, c’est-à-dire la future évolution de l’islam correspondant à ce que fut la mutation du judaïsme en christianisme, il peut y avoir deux possibilités.
Si il sortait de l’Islam un prophète dépassant la figure christique (le Mahdi, comme Jésus fut le Messie, l’Oint, en grec le Christ), alors il sera, fondamentalement, une réplique du christianisme dans sa doctrine morale, ses principes, son esprit, comme l’islam l’est du judaïsme mosaïque. Mais dès lors que le christianisme existe déjà, et est numériquement plus répandu que l’islam, l’on voit mal comment cette nouvelle vision de l’islam, ce post-islam madhiste, comme le christianisme est un post-judaïsme christique, pourrait s’imposer comme croyance autonome. C’est là, dans le jeu des cycles, la grande différence entre le judaïsme antique et l’islam : ce dernier est apparu et a vécu en présence de l’équivalent déjà accompli, en termes d’anthropologie religieuse, de son propre dépassement potentiel : le christianisme ; quand le judaïsme antique, lui, a grandi dans le pourtour méditerranéen comme le seul et unique monothéisme (abstraction faite des philosophies monothéistes grecques, trop abstraites pour gagner la masse du peuple, et que le christianisme absorba à travers ses Pères de l’Eglise, notamment Saint Augustin) ; le seul monothéisme concurrent n’existait qu’à l’est, en Perse (le zoroastrisme).
Si il ne sort pas de l’islam un tel personnage, il évoluera de la manière suivante : d’une part en un islam réformé, équivalent du judaïsme rabbinique, que nous avons appelé islam oulémique et dont nous avons rapidement brossé le portrait et l’avenir ; d’autre part en une conversion massive vers un christianisme en plein renouveau, puisque retrouvant progressivement, avec la course du cycle B américain, les conditions de son prodigieux essor initial sous l’Empire romain, précédente occurrence du cycle B.
Cette deuxième hypothèse nous semble étayée par ce fait que le christianisme moderne, spécifiquement le catholicisme, depuis le mitan du XXe siècle, et le fort épisode de déchristianisation des années 1960-1970 en Europe et en Amérique du Nord, semble revenir au même état qui était le sien au lendemain de la mort du Christ : d’abord une religion méprisée, politiquement persécutée, payant son témoignage dans la douleur et souvent le sang du martyre, mais sans violence. A travers ces épreuves le christianisme, et spécialement l’Eglise catholique, redonne progressivement à ses atours la blancheur des premiers temps, effaçant dans le sang de ses martyrs actuels les violences passées des croisades et de l’Inquisition pour lesquelles, fait sans précédent, Jean-Paul II demanda pardon. Il n’est pas à exclure que, lorsque l’Empire américain prendra des allures d’URSS mondiale, puissent se succéder à sa tête quelques nouveaux Dèce et Dioclétien dont la dureté des persécutions fera complètement oublier ces épisodes funestes de l’histoire chrétienne et parera le christianisme d’une autorité morale écrasante, tout comme la Shoah a balayé – provisoirement, hélas - l’antisémitisme, devenu un interdit social dans les pays d’Occident.
Ensuite, le christianisme est redevenu une religion s’interrogeant sur sa place, son organisation et ses moyens de diffusion. De ce dernier point de vue, le concile Vatican II et ses suites ont constitué la réforme de l’Eglise, dans ses rites, et son mode de fonctionnement, et sa perception d’elle-même, la plus importante depuis le concile de Jérusalem, le tout premier de l’histoire chrétienne, qui décida la déjudaïsation du christianisme : plus de circoncision, abrogation de nombreux interdits alimentaires et du formalisme mosaïque. Vatican II, à l’époque moderne, a eu un effet semblable en débarrassant le catholicisme de tout un apparat culturel très marqué mais faisant obstacle à l’universalisme du christianisme tel que revendiqué par l’Eglise catholique : l’on a assisté à une désoccidentalisation, une déseuropéanisation des rites et de la pensée catholiques. Ainsi le catholicisme s’est-il départi de ce qui pouvait lui donner des allures de colonialisme, en prétendant faire célébrer la foi évangélique à des Africains ou des Asiatiques selon une liturgie intégralement issue de la culture européenne ; et si ces réformes ont eu, assez logiquement, un effet néfaste en Europe, où de nombreux fidèles n’ont plus reconnu leur religion traditionnelle, elles ont, pour les mêmes raisons, facilité le travail missionnaire dans un tiers-monde post-colonial en adaptant les expressions de la foi à la culture locale.
Mais outre cette nouvelle orientation « pastorale » de l’Eglise, concernant les modes de gestion et d’enseignement de l’Eglise et de ses rites, c’est à un véritable dépassement doctrinal qu’a procédé l’Eglise catholique à Vatican II, pour ce qui est de son rapport aux autres religions. Durant près de deux mille ans, l’Eglise catholique a enseigné que toutes les autres croyances étaient fausses ; par conséquent la démarche de conversion à la religion catholique nécessitait un reniement des croyances précédentes ; mais désormais, la conversion ne comportera plus, ou beaucoup moins, cette démarche de reniement, ce qui est un atout considérable. En effet, depuis Vatican II, et spécialement la Déclaration sur les relations de l'Église avec les religions non chrétiennes, intitulée Nostra Aetate (« A notre époque »), du 28 octobre 1965, l’Eglise catholique dit que les autres religions sont partiellement vraies, en affirmant : « l'Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d'agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoi qu'elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu'elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de la vérité qui éclaire tous les hommes »[2]. C’est la doctrine des « semences du Verbe » qui fait pratiquement sauter, par rapport au catholicisme, la distinction entre hérésies chrétiennes et religions complètement autres ; ce faisant, l’Eglise s’est positionnée comme la religion chapeautant toutes les autres, sorte de receveur universel de toutes les spiritualités du monde. Les rencontres d’Assises, la Journée internationale de prière pour la paix, le 27 octobre 1986, dans le cadre du dialogue interreligieux, sont à cet égard un symbole très fort dont on n’a pas encore saisi toute la portée dans l’histoire des religions et de l’Eglise catholique en particulier : on y vit des représentants de toutes les plus grandes religions du monde réunis autour du chef de l’Eglise catholique. Certes, le but n’était pas d’exprimer une quelconque forme de domination catholique, mais le simple fait que l’initiative et l’effort d’organisation, ainsi que le lieu, furent le fait de l’Eglise catholique illustrent la nouvelle place que s’est octroyée l’Eglise, comme le coeur de la religion mondiale. Vatican II a hissé le catholicisme au rang de religion des religions[3], et donné un nouveau sens au mot « catholique », universel. L’Eglise s’est ainsi dotée d’une machine doctrinale redoutable d’absorption des autres religions.
Et cette universalité, pour une religion, est aussi indépassable que son fondement sur un prophète-Dieu unique. Aussi bien est-ce ce qu’a prétendu fonder le prophète musulman Baha’u’llah, lequel prétendait couronner toutes les religions ayant existé jusqu’à présent ; mais le baha’isme, tout en ayant une figure prophétique moins « parfaite » que celle de Jésus de Nazareth, semble comme un moteur de recherche qui prétendrait concurrencer Google en apparaissant seulement aujourd’hui et sans proposer de service de meilleure qualité.
Structurellement, donc, la religion chrétienne, spécifiquement l’Eglise catholique, est de mieux en mieux préparée au bouleversement religieux mondial que sera cette évolution de l’islam, préparée au plan interne (réforme de l’organisation, ouverture accrue aux cultures et traditions locales) comme au plan externe (la réputation, l’amélioration de la perception de l’Eglise par le monde extérieur) et au plan doctrinal (définition du christianisme comme religion capable d’absorber toutes les autres religions) ; et cette préparation de l’Eglise par déseuropéanisation continue, notamment à travers les discours du pape François sur l’excès de centralisation et les nécessités de réforme du gouvernement romain de la Curie, seront un avantage décisif.
Terminons sur cette possibilité de la conversion massive de musulmans au christianisme par un exemple très récent, celui de l’Adjarie, province de Géorgie d’environ trois cent mille habitants : en 1980, cette population était à 75 % musulmane, et il y avait une seule église en activité à Batoumi, capitale de la province. En 2002, 75 % de la population s’était convertie au christianisme orthodoxe, sans raison particulière (et notamment, pas d’exigence politique de conversion)[4]. Chaque année, dans le monde, environ six millions de musulmans se convertissent au christianisme[5], et le christianisme est la religion dont la population s’accroît le plus rapidement tant par les naissances que par les conversions[6].
Au total, si le christianisme est absorbé dans un post-islam, un « christianisme musulman » et soit remplacé mondialement, soit intégré avec lui dans une sorte de syncrétisme, alors il semblera bien que le christianisme en soi n’était qu’un phénomène d’anthropologie religieuse, une croyance pas plus vraie qu’une autre.
Si le christianisme sort renforcé de cette évolution, fait office de post-islam et absorbe une bonne partie des fidèles musulmans comme il le fit jadis des fidèles du judaïsme mosaïque, ne laissant qu’un islam réformé équivalent au judaïsme rabbinique, alors la vérité du christianisme ne sera pas réfutée, mais elle ne sera pas prouvée non plus. La deuxième hypothèse nous paraît beaucoup plus probable, pour les raisons d’anthropologie religieuse : d’une part le caractère apparemment indépassable, et même difficilement égalable, de la figure prophétique du Christ, d’autre part le poids démographique du christianisme (aujourd’hui environ 1 Baha’i pour 350 chrétiens et 1 ahmadiste pour 250 chrétiens).
Quoi qu’il en soit, il semble certain que la grande religion des deux millénaires à venir, la plus dynamique et répandue dans l’Humanité, comme le fut le christianisme dans l’histoire médiévale et moderne, la religion qui sera celle de la future civilisation A, sera un monothéisme aux caractéristiques proches du christianisme en général et du catholicisme en particulier. Qu’il s’agisse d’une sorte de nouveau christianisme, issu de l’islam et le dépassant comme le christianisme dépassa le judaïsme antique, ou qu’il s’agisse d’un formidable renouveau chrétien par réunion au christianisme d’une partie de la population musulmane et résistance à la persécution politique de l’Empire américain dans sa tournure totalitaire, on peut mettre ces deux différentes possibilités sous le même terme de « néochristianisme », terme qui peut recouvrir aussi bien une nouvelle version du christianisme, né d’une mutation de la religion musulmane des suites de l’enseignement d’un prophète christique, qu’un essor nouveau du christianisme bimillénaire profitant de l’effondrement de l’islam suite à l’échec mahdiste. C’est pourquoi nous emploierons ce terme dans nos prévisions concernant les deux mille ans à venir.
La troisième et dernière branche de l’islam, après l’islam oulémique et le néochristianisme, est celle qui sera à l’islam ce que l’islam fut au judaïsme mosaïque. Il s’agira donc d’un troisième mosaïsme, que nous pourrions appeler néoislam. Tout comme le mosaïsme et l’islam, il ne sera pas tant centré sur un prophète, quoique celui-ci ait un rôle clef, de fondateur et d’exemple, mais sur une doctrine, une loi religieuse. Cette loi reprendra les grands traits qui, déjà, apparentent l’islam au mosaïsme : un petit nombre de prescriptions religieuses strictes et permettant aux croyants de se distinguer du reste de la communauté humaine : des interdits alimentaires, notamment. Comme Moïse et Mahomet, le prophète qui portera cette religion apparaîtra probablement dans une zone à l’écart des grandes civilisations. L’éveil de la nouvelle foi sera favorisé par l’effondrement systémique de la civilisation mondiale : comme les israélites bénéficièrent de l’effondrement mycénien et ses conséquences dévastatrices sur l’est méditerranéen et l’Orient, comme les Arabes bénéficièrent de l’affaiblissement de l’Empire romain d’Orient, pour lequel ils furent ce que furent les Barbares pour l’Empire d’Occident, le peuple séduit par ce prophète taillera rapidement un empire sur une partie des ruines de l’Empire américain, qui servira de base à la diffusion de la nouvelle religion. Sans doute la doctrine de cette nouvelle croyance retiendra-t-elle une lignée prophétique allant d’Abraham à Mahomet.
[1] Je tire mes informations sur ces sujets essentiellement de Wikipedia, dont les articles me semblent bien sourcés. Voir les articles Mirza Ghulam Ahmad, Ahmadisme, Babisme, Bahaïsme, Bāb, et les articles liés. On trouve aussi beaucoup d’informations sur le site des Baha’is de France.
[2] Nostra Aetate, 2.
[3] L’expression est de mon ami Julien Lalanne, qui a aussi inspiré l’ensemble de ce paragraphe. Qu’il trouve ici l’expression de ma profonde gratitude.
[6] Le christianisme croît par an de 2 500 000 individus par conversion, contre moins de 900 000 pour l’islam. Il naît environ 23 millions de chrétiens par an, contre 22 millions de musulmans. http://fastestgrowingreligion.com/numbers.html
