
Le judaïsme a-t-il été prosélyte ?
Lors de plusieurs discussions récentes que j'ai pu avoir à propos du judaïsme, notamment au sujet du parallèle que j'établis entre le judaïsme antique et l'islam, l'on a fréquemment voulu m'expliquer que le judaïsme n'a jamais été prosélyte.
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Je voudrais donc rappeler la démonstration de ce prosélytisme en recensant les preuves de tout type : littéraires, archéologiques, démographiques qui attestent de manière certaine l'existence d'un prosélytisme juif dans l'Antiquité qui n'avait rien à envier à celui du christianisme et de l'islam depuis leur apparition.
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Les sources antiques
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Les sources Gréco-romaines
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Il y a évidemment, les sources hostiles aux Juifs, et qui s'alarment de les voir pulluler. Dans La Cité de Dieu, Saint Augustin Attribue à Sénèque cette citation : "« Les coutumes de cette nation détestable se sont propagées avec tant de force qu’elles sont reçues parmi toutes les nations ; les vaincus ont fait la loi aux vainqueurs»" (Saint Augustin, Cité de Dieu, liv. VI, ch. xi.)
On trouve également une série de dispositions légales prises par les empereurs successifs afin d'enrayer la propagation des croyances orientales, et notamment la foi juive, ce qui témoigne d'un souci du pouvoir devant la progression de ce culte.
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Ainsi l'on trouve Domitien faisant confisquer les biens des convertis à Rome, l'interdiction de la circoncision par Hadrien (le même qui chassa les Juifs de Jérusalem après la révolte de Bar Kokhba en 135).
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Les sources juives
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Ecrits doctrinaux
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Bien que les écrits doctrinaux juifs datent de la formation du judaïsme rabbinique, ils contiennent des témoignages de ce qu'avait été le prosélytisme juif de l'Antiquité pré-chrétienne.
L'on trouve notamment:
Dans le Midrash : «Quiconque amène un païen à la connaissance de Dieu, c’est comme s’il l’avait créé» (Beréshit Rabba , 8, 10)
Dans le Talmud : «Israël n’a été exilé que pour qu’il s’accroisse par les prosélytes» (Pesa‘him , 87)
Certes l'on trouve aussi, dans les mêmes textes, d'autres passages qui sont hostiles au prosélytisme, y voient la cause de nombreux ennuis et une forme de parasitisme du judaïsme par des intérêts non-spirituels. Mais précisément, cette contradiction dans ces textes atteste d'un passage d'une religion prosélyte vers une religion qui se replie sur elle-même et voit d'un mauvais oeil un prosélytisme qui risque de polluer l'héritage à préserver. S'appuyer sur les passages de ces textes du judaïsme rabbinique hostiles au prosélytisme pour expliquer que le judaïsme n'est pas et n'a jamais été prosélyte est donc une erreur, spécifiquement au regard des éléments matériels attestant de l'existence de ce prosélytisme.
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Témoignage de l'évangile de Matthieu
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On trouve dans l'évangile de Matthieu (23, 15) cette condamnation de Jésus à l'égard des Juifs : «Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui parcourez les mers et lesterres pour gagner un prosélyte, et, quand vous l’avez gagné, vous le rendez digne de la géhenne deux fois plus que vous!»
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Témoignage de Philon d'Alexandrie
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Bernard Lazare relevait, dans son Antisémitisme, relevait unecitation du philosophe juif Philon d'Alexandrie (dont je n'ai pour l'instant pas retrouvé le lieu exact dans Philon ; Lazare donne Contre Flaccus comme source pour les autres citations, mais celle-ci n'en vient pas) : « Nos coutumes gagnent et convertissent à elles les barbares et les Hellènes, le continent et les îles, l’Orient et l’Occident, l’Europe et l’Asie, la terre entière d’un bout à l’autre. » Le plus grand auteur juif de l'époque considérait donc que le prosélytisme juif était très puissant et considérait avec fierté la progression de sa foi chez les non-juifs.
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Les cas de conversion
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Outre la conversion de Grecs et de Romains séduits par la religion juive, l'on connaît aussi, historiquement, des cas de conversions de masse.
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Il y a des exemples de conversions liées à celle d'un chef politique, comme le christianisme connut par exemple celle des Francs à la suite de Clovis. Ainsi, le roi yéménite Dhu Nuwas, au VIe siècle, se convertit-il au judaïsme et se lança dans la persécution des chrétiens.
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Il y a aussi des conversions forcées, comme le fameux exemple de la conquête de l'Idumée par les Hasmonéens, sur laquelle je renverrai à l'article très synthétique de Katel Berthelot, du CNRS, « Les conquêtes hasmonéennes et la judaïsation des Iduméens (Ier-IIe siècles avant notre ère)", Conversion / pouvoir et religion, 8 juillet 2016.
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Notons simplement ici qu'elle souligne que les recherches archéologiques ont montré que les Juifs ont détruit les temps païens en conquérant l'Idumée, ce qui corrobore les témoignages de Flavius Josèphe et Ptolémée.
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Flavius Josèphe raconte ainsi que le roi des Juifs, Jean Hyrcan: «leur permit de demeurer dans le pays à condition qu’ils se fassent circoncire et acceptent de vivre selon les lois des Judéens. Eux, par attachement pour la terre ancestrale, se soumirent à la même circoncision et au même mode de vie, sur les autres (points), que les Judéens. Et désormais ceux-là sont devenus eux-mêmes Judéens (ou : Juifs) » (Antiquités juives XIII, 257-258)
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Ptolémée l'Historien indique, dans son Histoire d'Hérode : « Les Iduméens et les Judéens diffèrent […]. On appelle Judéens ceux qui le sont naturellement depuis l’origine ; et Iduméens, ceux qui n’étaient pas Judéens à l’origine, mais Phéniciens et Syriens. Ayant été vaincus par les Judéens et contraints de se circoncire, de contribuer au peuple (c’est-à-dire de verser un impôt lié à leur association avec les Judéens) et de respecter les mêmes usages, ils furent appelés Judéens ».
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Mais l'argument véritablement massue pour démontrer l'importance du prosélytisme juif dans l'Antiquité, c'est sans aucun doute la démographie.
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La démographie du judaïsme antique
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Si l'on regarde les données démographiques, la nécessité historique d'un fort prosélytisme juif apparaît clairement, sans quoi lesdites données sont inexplicables.
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En effet, au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, les royaumes d'Israël et de Juda comptait une population d'environ 160 000 personnes (Israël Finkelstein & Niel Asher Silberman, La Bible dévoilée, Folio Histoire, p. 182).
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Au Ier siècle de notre ère, population juive dans l'Empire environ 4,5 millions (Eduard Lohse, Le Milieu du Nouveau Testament, Paris, Seuil, 1953, p. 152. L’Histoire Universelle des Juifs publiée sous la direction d’Elie Barnavi et Denis Charbit (Hachette, 2002) donne une estimation similaire.)
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En huit cents ans, la population juive aurait donc été multipliée par vingt-huit, chiffre parfaitement invraisemblable pour un accroissement naturel. Pour rappel, à cette époque les populations, hors périodes d'épidémies catastrophiques, s'accroissaient grosso modo de 10% par siècle ; par ailleurs la population mondiale, durant l'accélération démographique énorme entre 1200 et 2000, passa de 400 millions à 6 milliards, a été multipliée par "seulement" 15. Ainsi donc, si l'on suit la moyenne de l'époque, la population juive n'aurait pu arriver, par accroissement naturel, qu'à doubler approximativement en huit siècles, pour arriver à quelque chose comme 350 000 juifs au Ier siècle. Et même si, par extraordinaire, la population israélite avait connu un accroissement naturel équivalent à celui de l'humanité dans les huits cents dernières années, qui ont vu la Révolution industrielle et les progrès de la médecine, l'allongement de l'espérance de vie et la plongée de la mortalité infantile, elle aurait compté au Ier siècle 2,4 millions d'individus ; c'est-à-dire que même en présence d'un accroissement démographique digne des plus prolifiques siècles de l'Humanité, on observerait encore un manque de 40% par rapport à la population effectivement estimée au Ier siècle.
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Prenons le problème sous un autre angle : au VIe siècle de notre ère, le christianisme en ses diverses branches devait compter grosso modo 60 millions d'individus (la population estimée sur le territoire recouvert jusque-là par l'Empire romain, en admettant que l'essentiel de la population était alors convertie au christianisme et avant l'arrivée de l'islam). Aujourd'hui, cette religion compte environ 2,5 milliards de fidèles, soit une multiplication par plus de 40 en 1500 ans.Au VIIe siècle, l'empire musulman Omeyyade comptait environ 62 millions d'habitants. Aujourd'hui, l'islam représente 1,6 milliards de fidèles à travers le monde, soit une multiplication par 25 en 1500 ans (et si l'on considère que seule la moitié de la population de l'empire Omeyyade s'était convertie à l'islam, on obtient un accroissement du même ordre de grandeur que celui du christianisme sur la même période).
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Il ressort de ceci que le passage d'une population juive de 160 000 individus environ au VIIIe siècle avant notre ère à 4,5 millions au Ier siècle de nore ère est d'une ampleur comparable à l'évolution démographique des religions modernes. Or le rôle historique des conversions dans l'expansion démographique de ces deux religions n'est pas à démontrer.
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Nous avons donc :
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- d'une part une impossibilité démographique du passage d'une population hébreue de 160 000 individus au VIIIe siècle avant notre ère à une populaiton juive de 4,5 millions sous l'Empire romain par simple accroissement naturel
- d'autre part un accroissement d'un ordre de grandeur similaire à celui observé chez les grandes religions prosélytes.
Il faut en conclure que le caractère prosélyte du judaïsme antique est une certitude démographique.
Conclusion : la certitude du caractère prosélyte du judaïsme antique
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Il est donc manifeste que le prosélytisme juif de l'Antiquité est prouvé de toutes les manières imaginables : les auteurs gréco-romains hostiles à ce prosélytisme le déplorent, l'un des plus grands auteurs juifs de l'Antiquité s'en félicite ; l'évangile l'évoque, et le phénomène a été suffisamment réel pour provoquer des réactions du gouvernement romain pour tenter de l'enrayer.
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Par ailleurs, on trouve des témoignages doctrinaux juifs justifiant et prônant une attitude missionnaire. Des historiens antiques, juif (Flavius Josèphe) comme grec (Ptolémée), parlent de la conversion forcée de l'Idumée au judaïsme, et l'Histoire témoigne qu'au VIe siècle encore, un roi pouvait se convertir au judaïsme et devenir à son tour prosélyte en persécutant les chrétiens.
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Enfin, pour enfoncer le clou, les données démographiques démontrent que, même dans l'hypothèse où le judaïsme aurait connu un accroissement naturel digne des siècles les plus prolifiques de l'humanité, la moitié de la population juive sous l'Empire romain ne trouverait encore explication de son existence que par le prosélytisme, ce qui n'est pas une proportion négligeable et donne au caractère missionnaire du judaïsme antique un dynamisme équivalent à celui du christianisme et de l'islam à travers les siècles.
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Il ressort de tout ceci que le prosélytisme juif de l'Antiquité est un phénomène incontestable, amplement documenté et démontré.
Pourquoi, alors, cette certitude historique est-elle aussi prompte à être contestée ?
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J'y vois deux raisons.
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- D'abord la confusion historique : nos contemporains ont du judaïsme l'idée de ce qu'il est aujourd'hui, une religion non prosélyte, d'un faible nombre de fidèles en comparaison des deux autres monothéismes. Et ils font l'erreur de projeter cette vision dans le passé en imaginant que le judaïsme a toujours ainsi. Ils commettent ainsi un gros anachronisme et se rendent incapable de mesurer la profonde rupture qu'a constitué la mutation vers le judaïsme rabbinique après la destruction du Second Temple par les Romains.
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- La deuxième raison est une raison d'intérêt culturel : il est flatteur pour les Juifs de considérer que leur religion n'ait jamais eu besoin de recourir au prosélytisme actif pour s'étendre, que son rayonnement spirituel ait été tel que des foules se seraient spontanément précipités pour se convertir sans qu'on aille les chercher. Or ceci est parfaitement faux, et le judaïsme n'a atteint, en proportion, des résultats similaires à ceux du christianisme et de l'islam qu'en employant des méthodes similaires.
