Philippe Fabry
COVID-19 et conséquences : vers l'effondrement de la monarchie républicaine ?
Dernière mise à jour : 3 avr. 2020
Je n'aime pas écrire avant d'être à peu près sûr de ce que je raconte, mais je vais faire pour cette fois une entorse à ce principe puisque les temps sont exceptionnels et que, puisqu'en ces périodes de quarantaine mes lecteurs ont du temps pour réfléchir, leur donner du grain à moudre leur permettra peut-être, à tout le moins, de passer le temps.
Je vais donc ici présenter quelques réflexions incomplètes, sur lesquelles je n'ai pas nécessairement de certitude mais qui, en notre contexte volatile, ont déjà le mérite d'exister et de représenter des pistes à explorer.
Le premier point, sur lequel je suis à peu près sûr de mon analyse, est que la France n'est pas une démocratie, et que cela date du début de la Ve République et n'est allé que dans le sens d'une accentuation.
En effet, j'ai déjà présenté, il y a quelques années, une brève analyse croisée des règles constitutionnelles des IIIe et Ve républiques et surtout de leur évolution coutumière sous l'effet de la pratique, en constatant leur profonde divergence. Je n'en enlève pas une ligne aujourd'hui, mais en la complétant avec des considérations d'un autre ordre, suis obligé d'arriver à la conclusion que la divergence évolutive de ces deux régimes les a conduit à devenir tout simplement des régimes tout à fait différents : une démocratie accomplie dans le cas de la IIIe République, dont les institutions, avec un chef de l'Etat occupant le trône national sans gouverner, un Parlement détenteur de la souveraineté nationale et dont le gouvernement est l'émanation, comme aujourd'hui c'est le cas en Italie, au Royaume-Uni, en Allemagne ou en Espagne (que le chef de l'Etat soit un roi héréditaire ou un président élu) ; un régime autoritaire, non-parlementaire, où le Chef de l'Etat est aussi de facto le chef du Gouvernement (le Président de la République préside le Conseil des ministres), où le gouvernement n'est de facto pas responsable devant le Parlement (nombre de gouvernements tombés sur motion de censure depuis 1958 : zéro), où la représentation nationale est dans la main du Chef de l'Etat (dissolution) dans le cas de la seconde. Ceci n'est pas une démocratie, c'est un régime similaire à celui de l'Empire allemand ou du Japon au début du XXe siècle, la seule différence étant que l'autocrate est élu tous les cinq ans.
L'effet est encore plus impressionnant, bien sûr, si l'on considère tous les aspects extraconstitutionnels du régime : la subvention de la grande presse par l'Etat, donc sa servilité envers l'appareil, la prépondérance du financement étatique ou para-étatique dans le domaine de la production artistique, la puissance de l'Education nationale, etc. Mais ce ne sont là que des indices supplémentaires et des effets de la centralisation du pouvoir, qui découle entièrement de la Constitution. Car c'est un fait : il n'y a pas, en pratique, de séparation des pouvoirs en France. Du moins n'y en a-t-il guère plus que sous Louis XV, et il va de soi que pour Montesquieu cela signifiait : pas du tout.
Et c'est, j'insiste sur ce point, un cas unique en Europe occidentale : tous nos grands voisins sont des Etats-nations parlementaires, selon les critères que j'ai rappelés plus haut.
Et c'est sur la compréhension de l'origine de ce fait constaté que je peux ajouter aujourd'hui à mon vieil article, en utilisant les conclusions de mes travaux intervenus entretemps : d'une part celles de La Structure de l'Histoire, montrant que l'Etat-nation parlementaire est l'aboutissement d'un long processus, et in fine d'un mouvement de révolution transformant une monarchie souveraine (Absolutisme anglais, Ancien Régime, Empire allemand...) en un régime parlementaire à tendance démocratique, et d'autre part celles de mon Atlas des guerres à venir, sur le concept d'impérialiste revanchard, ou impérialiste révolutionnaire, cette figure nationaliste dictatoriale surgissant à l'occasion de ce mouvement de révolution nationale (Napoléon, Hitler, Staline...) et tentant à l'intérieur du pays de restaurer une unité nationale en une synthèse entre la démocratie révolutionnaire et l'autoritarisme du régime abattu.
En effet, puisque mes conclusions de théorie historique sont que le déterminisme de l'évolution nationale est de conduire à un régime parlementaire, et que cela s'observe dans tous les grands Etats européens, comment expliquer que la France ait régressé de la sorte au mitan du XXe siècle ? Ce ne peut être en raison d'une avance sur ses voisins, puisque le Royaume-Uni est son aîné dans l'accomplissement de cette trajectoire historique, et est toujours sur le même modèle que des pays historiquement plus tardifs comme l'Allemagne, l'Espagne ou l'Italie.
Je pense avoir trouvé la réponse, dont je garde la démonstration détaillée pour une publication prochaine, mais dont je peux dès à présent exposer brièvement les grands traits.
La clef est à aller chercher dans le cas russe. En effet, la Russie a la particularité d'avoir vécu non pas une, mais deux révolutions nationales évidentes, en 1917 d'abord, en 1991 ensuite. Et cela parce que, par hasard, il s'est trouvé que la première révolution russe s'est produite en même temps que la première révolution allemande (1918), et que les impérialistes révolutionnaires allemand (Hitler) et russe (Staline) se sont téléscopés. Normalement, un impérialiste révolutionnaire étend sa puissance, fédère contre lui l'ensemble des voisins, finit écrasé, et sa défaite fixe les frontières du pays en révolution, "trempe", selon le terme de forge, celui-ci, le consolide en éliminant ses ambitions extérieures, et ouvre dès lors la voie à son évolution démocratique par l'installation d'un régime parlementaire ; le cas typique étant la France napoléonienne.
L'Allemagne hitlérienne a également bien répondu à ce schéma, car Hitler a été, comme Napoléon, l'agresseur qui a fait l'unité contre lui.
Mais Staline, lui, n'a pas eu le temps d'être l'agresseur, puisqu'il a trouvé en face de lui un autre impérialiste révolutionnaire, Hitler, qui l'a agressé avant. Staline a donc été mis dans la position d'être non pas un agresseur, mais un défenseur de la patrie, lors de la "Grande guerre patriotique", qui a légitimé son régime, alors qu'il n'aurait dû être que transitoire : il l'a légitimé en externe, en faisant de lui l'un des coalisés contre l'impérialiste révolutionnaire du temps, Hitler, et en interne, en faisant du régime stalinien le sauveur de la patrie.
Cet accident a fait dérailler la trajectoire russe en transformant le régime soviétique en nouvel Ancien régime russe, un régime accepté par tous, dont l'autorité s'impose sans contestation fondamentale sérieuse, et soutenu par la fierté nationale en raison de sa capacité impériale. C'était le cas de la France du XVIIIe siècle après la série de conquêtes louis-quatorziennes et la victoire dans la guerre de succession d'Espagne, c'était le cas de l'Allemagne après l'accomplissement de l'unité allemande sous égide prussienne et la victoire allemande en 1871, c'était le cas de la Russie après la série des guerres du second XIXe siècle qui avaient permis l'avancée extrême de l'Empire russe en Europe, contre les Ottomans soutenus diplomatiquement par la coalition des grands Etats européens. Ce fut, de même, le cas de l'Union soviétique après la Seconde guerre mondiale.
Cet accident, donc, explique que ce qui était structurellement un "nouvel Ancien régime" russe se soit effondré, en 1991, comme tous les "Anciens régimes", par un mouvement de révolution nationale dont Vladimir Poutine est le nouvel impérialiste revanchard.
Pourquoi avoir fait ce détour par la Russie ? Parce que celle-ci nous montre qu'il existe des cas dans lesquels il peut y avoir un retour structurel en arrière, un mouvement rétrograde dans la trajectoire historique.
Et que c'est précisément un accident de la sorte, quoiqu'un peu différent, qui est à l'origine de notre situation institutionnelle actuelle.
Cet accident, c'est la défaite de 1940. Aucun pays européen n'a subi une telle épreuve aussi tardivement dans son évolution, c'est-à-dire alors qu'il était déjà devenu un Etat-nation parlementaire, et même démocratique. De fait, à l'époque, ce n'était le cas que de deux grands Etats-nations européens : le Royaume-Uni, et la France. Cette défaite a provoqué un effondrement du régime traditionnel français, qui était alors ce régime démocratique, et rouvert une phase de révolution, passée l'Occupation.
Rappelons en effet, cela aura son importance plus tard, qu'à l'origine d'un mouvement de révolution il y a toujours une épreuve nationale douloureuse discréditant fortement le régime, lézardant sa légitimité normalement incontestée en blessant l'orgueil collectif. Ce fut le cas en France de la défaite humiliante dans la guerre de Sept Ans (1763) , faisant suite au revers de Rossbach, qui avait inspiré une chanson dont les paroles in fine, adressées à la Pompadour, annonçaient déjà la Révolution : "Mais quand nous n'aurons plus de larmes, Quand nous serons à bout de tout, Nous saurons bien à qui, Madame, Il nous faudra tordre le cou, Comprenez-vous ?"

Signe du lien entre l'humiliation de Rossbach et l'impérialisme revanchard napoléonien : L’Armée française renverse la colonne commémorative de Rossbach le 18 octobre 1806, comme plus tard Hitler fera signer l'armistice de 1940 dans le même wagon que celui de 1918
Ce fut évidemment le cas des défaites russe et allemande dans la Première guerre mondiale, qui eurent raison des deux régimes tsariste et impérial. Et ce fut, enfin, le cas de l'URSS, doublement humiliée par le retrait d'Afghanistan, et la catastrophe de Tchernobyl.
C'est cette défaite catastrophique qui provoque une remise en cause générale des valeurs et du système établi, et un élan collectif pour la mise en place d'un nouveau modèle, à travers un mouvement de révolution.
S'est donc ouverte en France une phase révolutionnaire, avec ses extrémistes (les communistes) et sa figure dictatoriale synthétique : De Gaulle, dont l'aspect bonapartiste fut d'ailleurs maintes fois souligné. Bien sûr, ce mouvement de révolution fut moins violent et ses conséquences d'ampleur moindre que pour la première occurrence, mais ils semble que cela soit toujours le cas lors d'une telle répétition accidentelle : de la même manière la chute de l'URSS, si elle provoqua des remous et de la violence, est incomparable à la Révolution d'octobre et ses conséquences sanglantes, et Poutine n'est-il qu'un sous-Staline.
Ce n'était, en fait, pas la première fois que la France subissait une rétrogradation et un nouveau mouvement de révolution nationale. Nous sommes en fait le pays recordman du monde puisque c'est notre troisième : le second fut provoqué par la défaite, tout aussi humiliante, de 1870, qui fit tomber le Second Empire, conduisit à une authentique radicalité révolutionnaire avec la Commune, et à un épisode d'impérialisme revanchard avorté avec le général Boulanger, qui ne prit jamais le pouvoir, ce qui permit à la démocratie de s'installer.
Mais De Gaulle, lui, après avoir échoué une première fois en 1946, qui vit avec l'instauration de la IVe République une restauration de la IIIe, réussit à revenir par un coup d'Etat (il faut appeler les choses comme elles sont) en 1958, et à installer dans le pays le régime qu'il voulait. Un régime qui ne fut pas abattu après son départ du pouvoir. Insistons sur ce point, qui est fondamental : le régime politique français, la Ve République, est un régime instauré par une figure dictatoriale synthétique, ce que Fabrice Bouthillon (cf. mon précédent billet) appelle un centriste par addition des extrêmes, et ce qui correspond, normalement, à un impérialiste révolutionnaire (ce que ne put être De Gaulle faute d'espace entre les deux géants américain et soviétique, mais qui fit ce qu'il pu en dotant la France de l'arme atomique et en réussissant à prendre une position de puissance régionale en Europe).
Et non seulement ce régime n'a pas été contesté par la suite, mais il continué à évoluer dans le sens de ses travers : quinquennat, élection présidentielle précédent l'élection législative, etc. Comme je le disais dans mon article sur les IIIe et Ve Républiques, le régime aurait pu évoluer en sens contraire si Mitterrand avait été un Jules Grévy, et avait suivi les critiques qu'il avait formulées dans Le coup d'Etat permanent. Au lieu de cela, il a pérennisé le système.
Voilà donc comment j'explique cette exception politique française, qui fait que nous avons, aujourd'hui, un "nouvel Ancien régime", une non-démocratie, avec tous les travers habituels lorsque ce genre de régime vieillit : une mobilité sociale très limitée, dépendant de manière prépondérante de l'Etat et de son appareil, une liberté d'expression réduite à la portion congrue, un conformisme social étouffant, un esprit de cour rendant le gouvernement débile au sens premier du terme.
Et j'en viens donc au point crucial de cette analyse : où cela nous mène-t-il ?
Le lecteur attentif l'aura sans doute senti venir : qu'est-ce qui caractérise un "Ancien régime", puisque je l'ai appelé ainsi ? Il se termine par un mouvement de révolution. Que ce soit la France absolutiste, l'Allemagne impériale, la Russie tsariste ou soviétique, c'est ainsi que cela finit : par l'effondrement du système et l'évolution vers la démocratie parlementaire. Parce que c'est cela, le déterminisme fondamental dont j'ai montré l'existence, et que même ces cas de retour en arrière que j'ai décrit ne sont précisément que cela, des retours en arrière, des rembobinage, et qu'une fois repassée la marche avant, il faut bien repasser par le même chemin.
J'ai cru déceler le début d'un tel mouvement il y a deux ans, avec l'apparition du mouvement, très "Sans-culotte" dans l'esprit, des Gilets Jaunes, mais cela ne collait pas parce qu'il n'y avait pas eu d'humiliation nationale capable de lézarder l'édifice. C'est la raison pour laquelle je n'ai jamais publié, ni même terminé la rédaction du brouillon, d'un article de blog que j'avais provisoirement intitulé "sommes-nous dans une situation pré-révolutionnaire ?".
L'arrivée du Covid-19 m'a naturellement replongé dans ma réflexion, avec l'idée que la gestion calamiteuse et cacophonique de cette crise sanitaire par le pouvoir actuel pourrait bien être le Rossbach, ou plus encore le Tchernobyl de la Ve République.
En effet, l'orgueil français en prend un coup : le gouvernement - et les médias, après avoir assuré pendant des semaines que la maladie ne se répandrait pas en France, puis que ce qui arrivait en Italie n'était possible que parce que le système de santé de notre voisin est arriéré (une insulte idiote, la Lombardie, première touchée, étant une des régions les plus riches d'Europe et mieux dotée en moyens que la plupart des régions françaises), a dû se résoudre en catastrophe à prendre les mêmes mesures que nos malheureux voisins péninsulaires, avec toutes les conséquences que cela aura sur l'économie.
Le discours politico-médiatique déployé pour masquer l'impéritie et l'impréparation des autorités ont donné lieu à une communication de gestion/dissimulation de la pénurie digne des plus grandes heures de l'URSS : pas de masques ? Ils ne sont pas utiles (même si les résultats obtenus à Hong Kong par leur port massif sont remarquables). Peu de tests ? Il est plus utile de faire des tests ciblés (alors que l'Allemagne et la Corée du Sud font mieux que nous face à l'épidémie en dépistant massivement). Tout ceci faisant suite aux injonctions contradictoires du gouvernement, relevées par maints commentateurs indépendants : promotion de la sortie au théâtre quelques jours avant la mise en quarantaine, dénonciation de la légèreté de la population après avoir agi jusqu'au dernier moment comme si tout était normal.
Certes, les difficultés des systèmes de santé de la plupart des pays européens de taille comparable (peut-être Allemagne exceptée, et ce serait drôle si ce n'était tragique que la pire humiliation nous vienne une quatrième fois d'outre-Rhin après 1757 (Rossbach), 1870 et 1940) ne sont pas moindres que celles rencontrées en France. Mais la différence est dans le fait que le régime français ne peut pas se permettre une telle crise, tout comme les USA pouvaient encaisser le Vietnam, mais les Soviétiques ne pouvaient digérer l'Afghanistan : le "modèle social", et en particulier le système de santé, pour lequel la France dépense 11,3% de son PIB, la part la plus élevée de toute l'Europe, est la justification fondatrice du régime en place, issue du Conseil National de la Résistance et porté par l'alliance objective entre De Gaulle et les communistes à la Libération, qui s'est répétée contre la IVe République en 1958. La Sécurité sociale est l'emblème de la République française, à l'intérieur comme pour l'étranger, comme l'Armée rouge était celui de l'URSS. Et au jour de l'épreuve, la déroute est nécessairement insupportable.
Par ailleurs, il faut ajouter à ce choc moral un choc économique qui rendra la situation politique et sociale extrêmement volatile : en 2009, nous avons subi une récession de 2,9% alors que le pays était endetté à 60%, et Nicolas Sarkozy a laissé filer les déficits. Aujourd'hui, nous allons vraisemblablement subir une récession de 6 à 8% dans un pays endetté à 100% du PIB, et qui est déjà secoué depuis deux ans par une crise sociale et politique d'ampleur inédite, au point qu'en décembre 2018, le régime a déjà semblé vaciller.
Et le régime politique, ainsi que je l'ai dit, étant en France radicalement différent de ce que l'on trouve chez nos voisins, les conséquences d'une telle humiliation seront nécessairement différentes : la monarchie républicaine héritée de De Gaulle va très vraisemblablement s'effondrer dans l'année qui vient.
Reste la question de la physionomie de cet effondrement : contrairement aux Allemands les fois précédentes, le Covid 19 n'est pas une armée d'invasion. En outre, ainsi que je l'ai déjà remarqué, les événements se reproduisant après une rétrogradation historique accidentelle semblent le faire avec moins de virulence, d'une manière plus lissée, d'autant plus que la France est désormais enchâssée dans l'Union européenne - mais si je voyais mal celle-ci laisser la France sombrer dans la guerre civile au moment de la crise des Gilets Jaunes, je ne serai pas aussi affirmatif aujourd'hui que le coronavirus a plongé tout le monde dans le chacun-pour-soi.
Je ne peux donc pas dire exactement quelle forme prendra cet effondrement de régime, même si en toute logique il devrait suivre le schéma habituel des révolutions nationales.
Et bien sûr, un tel événement aurait un poids conséquent en Europe, puisque la France est au coeur du dispositif, qu'elle en est la première épée, et qu'à notre frontière orientale, Poutine est toujours en embuscade.
Comprenez-vous ?