Philippe Fabry
Pronostics affinés - la guerre par proxy dynamique
(J'invite les lecteurs de mon Atlas des guerres à venir à considérer cet article comme une mise à jour/un addendum)
J’ai publié la semaine dernière une vidéo Youtube que le public de ma chaîne a largement considéré comme l’une des plus importantes que j’ai données. Il me semble utile d’en présenter le propos par écrit, afin d’en faciliter l’accès.
Depuis le début du conflit débuté le 24 février dernier, et avant cela dès l’époque de la parution de mon Atlas des guerres à venir en 2017, j’ai toujours indiqué que l’historionomie permet de déterminer un certain nombre de « points de passage » historiques qui doivent advenir, comme sur l’éclatement du conflit et son issue, ou la chute d’un régime ; en revanche la modalité exacte de réalisation des événements, le chemin pris entre deux points de passage obligatoires demeure incertain : je suis incapable de déterminer à l’avance l’issue d’une bataille, le résultat d’une offensive militaire, etc. Aussi bien, si j’ai vu venir l’occupation de la Biélorussie et l’invasion de l’Ukraine dès janvier 2019, les difficultés de l’armée russe ont été pour moi une totale surprise, de même que les résultats remarquables remportés par l’armée ukrainienne, avec l’assistance américaine, à partir du mois de septembre dernier.
Comme j’ai eu l’occasion de le souligner dans d’autres exposés vidéo – comme ici – la thèse de l’escalade du conflit OTAN/Russie me paraît toujours pertinente en dépit des difficultés russes, selon ce que j’ai appelé le « modèle japonais » des années 1930-1940, lorsque le Japon impérial, s’étant enlisé en Chine où ses moyens ne semblaient pas suffire à une victoire, choisit cependant l’escalade radicale avec les deux premières puissances mondiales, l’Empire britannique et les USA, simultanément ; auquel correspond aussi l’escalade hitlérienne contre l’URSS pour tenter de faire plier l’Angleterre en la privant d’un allié potentiel, puis contre les USA qui soutenaient URSS et Angleterre avec le prêt-bail. Ce réflexe jusqu’au-boutiste des impérialismes revanchards me paraissait destiner la Russie, après ses échecs de septembre 2022, à s’engager dans la voie de la mobilisation et de la proclamation d’un état de guerre avec l’Occident en général, ce qui arriva effectivement.
L’escalade doit donc se poursuivre. Or, lorsque l’escalade commence, il arrive généralement que l’impérialiste revanchard rencontre une série de succès fulgurants qui lui permettent de faire durer une guerre qui, sur le papier, est pourtant perdue dès le départ en raison de la disparité du volume des forces. Ainsi de la France napoléonienne en 1805-1806, de l’Allemagne hitlérienne en 1940-1941, et du Japon en 1941-1942. Le cas japonais montre que les succès fulgurants peuvent arriver postérieurement à un « démarrage » difficile, puisque l’enlisement de plusieurs années en Chine a ici précédé la conquête foudroyante de toute l’Asie du Sud-Est en six mois entre décembre 1941 et mai 1942. Une Russie poutinienne qui ne remporterait aucun succès de ce genre serait une anomalie dans la série des impérialismes revanchards, puisque même le cas le moins spectaculaire que j’évoquais dans l’Atlas, à savoir Persée de Macédoine dans l’Antiquité romaine, remporta initialement une bataille importante contre Rome, à Callinicos, qui mit les Romains en difficulté et fit durer la guerre.
Je savais que, l’historionomie étant une question de rapports, la guerre actuelle doit être morphologiquement à la guerre froide ce que la Seconde guerre mondiale fut à la première ; tout comme la guerre froide est à la Grande Guerre ce que la guerre actuelle devrait être à la Seconde guerre mondiale. Mais il y a un gouffre entre la connaissance de cette certitude théorique et la connaissance de son résultat pratique.
Je me trouvais ici face à un double problème. Le premier, que j’avais identifié depuis longtemps, est celui de la forme du succès initial. En effet, il consiste généralement en un mouvement d’audace de l’impérialisme revanchard qui surprend ses adversaires et leur inflige une défaite spectaculaire : ainsi de Napoléon se précipitant sur Ulm en 1805 et y encerclant l’armée autrichienne, s’ouvrant la route de Vienne ; ainsi d’Hitler lançant ses forces à travers les Ardennes, encerclant les franco-britanniques à Dunkerque et s’ouvrant la route de Paris ; ainsi des Japonais à Pearl Harbor, paralysant les capacités maritimes américaines assez longtemps pour pouvoir envahir toute l’Asie du Sud-Est, et notamment s’emparer du point d’appui local britannique de Singapour. Ce mouvement d’audace permet de faire tomber l’allié local de la thalassocratie et oblige ensuite celle-ci à se lancer entièrement dans la bataille, et directement. Il permet le basculement de territoires vastes sous le contrôle de l’impérialiste revanchard, alors que la guerre précédente, celle qui a humilié sa nation (la guerre de Sept Ans pour la France, la Grande guerre pour l’Allemagne) a été principalement une guerre enlisée, où le front a très peu bougé durant longtemps. Or, comment envisager de vastes invasions et le basculement de pays entiers sous la coupe de la Russie à l’ère de la dissuasion nucléaire ? A ce deuxième problème, j’avais tenté d’apporter une réponse en raisonnant exclusivement en termes de stratégie militaire – ici.
Le deuxième problème qui est apparu est précisément la faiblesse militaire russe en Ukraine, qui a rendu improbable un succès purement militaire russe d’une ampleur telle qu’il pourrait paralyser les forces de l’OTAN et permettre ce genre de basculement de pays entiers sous la coupe russe.
Demeurant le caractère historionomiquement vraisemblable d’un succès stratégique provisoire de la Russie en Europe, laquelle est l’équivalent dans le système stratégique de la thalassocratie américaine de l’Autriche (et la Prusse) pour l’Angleterre face à la France de Napoléon en 1805 et de la France pour la même Angleterre en 1940, face à Hitler, la question de la forme que pourrait prendre ce succès se pose.
Une suggestion de lecteur – merci encore à Deniz Dikme – m’a permis d’y voir plus clair en me faisant prendre conscience de ce que la question purement militaire est devenue secondaire depuis la Guerre Froide, et que désormais il faut regarder à l’échelle encore supérieure. Ainsi, de même qu’il n’y avait pas vraiment de ligne de front à l’époque de Napoléon, ce qui n’est apparu qu’avec la massification considérable des armées issue de la mobilisation générale, l’apparition de la capacité de frappe nucléaire intercontinentale et la logique de guerre « totale sauf militaire » a entraîné une nouvelle mutation où le front est la limité des zones d’influence des belligérants.
Dans l’analyse du parallèle entre la Guerre Froide et la Grande guerre, c’est uniquement la phase finale de la Guerre froide qui doit être retenue comme strict parallèle, c’est-à-dire le moment du retour des tensions en Europe-même. En effet, tout ce qui se déroula grosso modo entre 1945 et 1975 était comparable à la compétition stratégique entre l’Empire allemand et l’Empire britannique entre la fin des années 1870 et 1914 : méfiance mutuelle, constitution de réseaux d’alliances opposés, structuration deux blocs (Triple Entente contenant la Russie, ancien rival stratégique de l’Angleterre, contre Triple Alliance) autour de cette rivalité et course aux armements (en matière de marine, notamment). C’est avec l’éclatement de la crise des Euromissiles, l’invasion soviétique de l’Afghanistan et l’élection de Reagan qu’arrive la confrontation finale de l’URSS et des Etats-Unis, avec une importante montée des tensions jusqu’en 1985, et tous les éléments de la confrontation stratégique : embargos, propagande, etc. sauf l’action militaire réelle, en dehors de la guerre par procuration en Afghanistan. Le maintien de la pression occidentale sur l’URSS cependant que l’URSS tentait de se réorganiser avec la Perestroïka amena finalement la phase terminale de la confrontation, dans les années 1989-1991, qui correspondent à l’année 1918 dans la Grande guerre.
La figure suivante montre que les quatre derniers mois de la guerre virent un retour des mouvements de grande ampleur, après des années de guerres de position marquées par des changements limités de la ligne de front. Il est même évident, vu l’accélération, que le mouvement se serait poursuivi et amplifié s’il n’y avait pas eu l’armistice : l’évacuation de la Belgique, du Luxembourg et de l’Alsace Moselle aurait été provoquée par une continuation de l’avancée des troupes que les Allemands ne pouvaient plus arrêter.

Il est très intéressant de remarquer qu’à cette phase de rupture du front et de retour du mouvement dans les derniers mois de la Grande guerre correspond la dislocation du Pacte de Varsovie et le début du démembrement du territoire de l’URSS elle-même, cf. figure suivante.

Tombèrent ainsi, comme des dominos successifs, les Etats du Pacte à mesure que, de manière plus (Roumanie) ou moins (les autres) violente les régimes communistes étaient renversés. Cela donne à voir, morphologiquement parlant, un mouvement comparable à la rupture du front et à la progression des forces alliées en 1918, dont l’aboutissement est l’effondrement total et le démembrement de l’ennemi (j’ai déjà expliqué à maintes reprises combien l’issue de la Guerre Froide est similaire pour l’URSS à celle de la Grande Guerre pour l’Empire allemand.
De sorte que puisque la chute des régimes communistes les uns après les autres, et l’annexion de l’Allemagne de l’Est, correspondent morphologiquement, dans le cadre de la Guerre froide, à ce que fut le retour de la guerre de mouvement dans les derniers mois de la Grande Guerre, on peut conclure qu’un phénomène tel que la chute d’un ou plusieurs régimes au profit d’un des belligérants, qui modifie sur la carte l’emprise stratégique de celui-ci à la manière de la progression d’une armée, est la manifestation de la guerre de mouvement, de ce basculement de vastes espaces du contrôle par un camp vers celui d’un autre, à l’ère des armes nucléaires.
Dès lors, le rapport morphologique entre la Grande Guerre et la Guerre Froide étant mieux défini, l’on peut mieux envisager ce que le même rapport morphologique entre la Seconde guerre mondiale et la guerre actuelle entre l’OTAN et la Russie donnera.
Nous pouvons ainsi écarter l’idée qu’une progression russe profondément dans le territoire européen soit le fait de ses armées, puisque l’on ne vit rien de tel entre 1989 et 1991. Et cela est en outre cohérent avec la piètre performance militaire russe en Ukraine, qui ne permet pas d’envisager des victoires militaires éclatantes contre l’OTAN.
En revanche, nous constatons qu’une victoire stratégique russe d’un autre ordre est tout à fait possible : il s’agirait du basculement sinon sous contrôle russe (puisque l’OTAN ne contrôla pas aussitôt les pays sortant de la sphère d’influence soviétique en 1989-1991), du moins hors du contrôle de l’OTAN et de l’Union européenne. Une implosion de l’Union européenne sous l’effet des manœuvres stratégiques russes et de ses propres fragilités aurait un tel effet. Et elle est probable, vu les dissensions qui apparaissent entre la France et l’Allemagne, par exemple. D’autant qu’il faut noter que des duels gagnés par les USA dans les dernières années de la Guerre froide, comme l’accroissement de la production pétrolière par l’Arabie Saoudite pour affaiblir les capacités de financement de l’URSS, qui dépendait de ses exportations d’hydrocarbure, ou le retournement de la Chine, ont tendance à être perdus aujourd’hui, par les Etats-Unis : refus saoudien de diminuer la production, soutien de la Chine à la Russie de Poutine.
Une implosion de l’Union européenne aurait le même effet dans la confrontation actuelle que la prise de Vienne par Napoléon ou l’armistice de juin 1940 pour l’Allemagne d’Hitler, et assurerait une guerre longue et douloureuse. Et cela sans que le facteur militaire n’ait été décisif, hormis par le fait de faire naître la situation de guerre elle-même, qui est cause de beaucoup des difficultés qui fragilisent aujourd’hui l’Union européenne.
Ce résultat serait obtenu par la Russie, notamment, grâce à la modification profonde de son système intérieur par rapport à l’époque soviétique, avec la fin de la planification, et l’exploitation de l’apparition des puissances émergentes qui sont devenus des marchés de substitution utiles et ont permis à la Russie de surprendre par sa capacité à encaisser les sanctions économiques imposées par l’Occident, autant qu’a étonné son incapacité militaire à battre l’Ukraine. Les attaques sur des infrastructures européennes de télécommunications, transport et fournitures d’énergie (câbles sous marins , réseaux de transport ferroviaire , les cyberattaques et possiblement même les gazoducs Nordstream ) montrent une stratégie de déstabilisation tous azimuts dans laquelle l’intervention armée en Ukraine elle-même semble désormais plus destinée à obtenir un effet stratégique de sidération et de division des opinions publiques européennes qu’un succès strictement militaire. Les frappes sur le réseau électrique ukrainien semblent autant viser à rendre l’Ukraine incapable d’exporter de l’énergie vers l’Europe qu’à limiter sa capacité à poursuivre ses efforts militaires.
En 1918, la révolution allemande connut ses prodromes en janvier-février avec les premières grèves d’ampleur, alors même que l’armée allemande, libérée par l’armistice russe à l’est, recommençait à avancer en territoire français. La situation intérieure du pays empira durant les mois suivants, jusqu’à ce que l’état fédéré de Bavière chassa son roi le 7 novembre, provoquant la chute du Kaiser lui-même le 9 novembre.
Aujourd’hui, l’armée ukrainienne avance contre l’armée russe, mais les tensions en Europe augmentent, et mes lecteurs savent combien je pense que la France, en raison de son régime non conforme aux standards démocratiques européens, est le maillon faible, politiquement, de l’Union européenne et est au bord d’une révolution. Un tel événement correspondrait bien, à l’échelle européenne, au soulèvement bavarois de 1918, et pourrait débuter une réaction en chaîne qui provoquera la chute de l’Union européenne – elle-même à la veille d’une révolution, ainsi que je le démontre dans mon nouveau livre auquel je renvoie le lecteurs curieux du raisonnement.
Une telle réaction en chaîne verrait certains pays sombrer dans les troubles sociaux d’opposition aux institutions européennes, mouvements soutenus par la Russie. La généralisation des troubles ouvrira un espace d’action pour des revendications gelées, comme celles de Milorad Dodik voulant rattacher la République serbe de Bosnie à la Serbie ; ou encore la Turquie d’Erdogan qui pourrait en profiter pour tenter de prendre à la Grèce les îles de la mer Egée qu’elle convoite.
Pour toutes ces raisons, il m’apparaît que les prévisions de mon Atlas demeurent valide pour ce qui est de la morphologie du conflit et du basculement d’une partie de l’Europe au profit de la Russie : il ne s’agira sans doute pas d’un contrôle effectif, mais en tout cas d’un arrachement, au moins provisoire, au contrôle américain.
Dans le même ordre d’idée, la progression, à la fin de la guerre, de la puissance turque en territoire russe, ou dans l’espace turcophone sous influence russe, se fera principalement non par le déplacement physique de l’armée turque dans ces contrées sous la forme d’une invasion « à l’ancienne », mais plutôt par l’éclatement de conflits locaux dont le parti hostile à Moscou sera financé et soutenu par la Turquie, ce qui permettra par des soulèvements de faire triompher des mouvements sécessionnistes et apparaître des entités étatiques qui pourront ensuite être inféodées à la Turquie.
Afin de parachever l’affinage de mes prévisions telles qu’évoquées dans l’Atlas des guerres à venir, je dois dire deux mots de ce que j’ai exposé dans l’émission suivante consacrée à la Chine : j’ai compris ces derniers mois que le Japon de la Seconde guerre mondiale avait pour particularité d’être dans une phase finale d’impérialisme revanchard, ce qui explique et correspond avec les vastes étendues de territoire passées brièvement sous son contrôle. Cependant, si la Chine est comparable au Japon de cette époque en qualité de puissance montante et allié des antipodes de l’impérialiste revanchard européen (allemand pour l’un, russe pour l’autre), il faut constater que la Chine n’est pas au stade de l’impérialisme revanchard, mais de la première phase impériale, comme l’Allemagne à la veille de la Première guerre mondiale ou l’URSS des années 1980. La conquête de vastes espaces lors de la confrontation militaire est donc peu vraisemblable, car la première guerre de la trajectoire ne voit généralement que des conquêtes de territoire très limitées – comme l’avancée allemande en France et en Russie durant la Grande guerre.
Sachant cela, il faut probablement exclure définitivement la projection maximaliste que j’envisageais pour la Chine dans l’Atlas, et ne retenir que la projection minimale, avec des conflits uniquement sur ses frontières : dans l’Himalaya contre l’Inde et autour de Taïwan contre les Etats-Unis et leurs alliés. Après quelques années, la Chine implosera comme l’Allemagne de 1918-1919 et l’URSS de 1990-1991.
Il y aura probablement au moins quelques affrontements conventionnels autour de Taïwan et de l’Himalaya, car le XXe siècle a montré que l’existence du nucléaire ne semble pas, en Asie, être aussi paralysant pour les pulsions bellicistes qu’en Occident : songeons aux authentiques guerres conventionnelles entre puissances nucléaires du conflit sino-soviétique de 1969 et du conflit de Kargil en 1999.
Le conflit est particulièrement probable dans le Cachemire entre Inde et Chine, puisque le Cachemire, grand comme un tiers de la France, ne compte que dix millions d’habitants environ et constitue donc un « champs clos » où un affrontement conventionnel peut se tenir entre les deux géants asiatiques sans que les intérêts vitaux d’un ou l’autre ne soient directement menacés par les opérations militaires, de sorte que le recours au nucléaire ne serait pas nécessaire.
Ainsi donc, par rapport aux prévisions de l’Atlas, si nous pouvons maintenir comme plausible une version « maximaliste » de l’avancée russe en Europe, même si elle ne consisterait pas en invasion mais en un équivalent, en sens inverse, de la chute du Pacte de Varsovie en 1989, c’est le scénario minimal, ou presque, qui est le plus vraisemblable en Asie. Et dans l’un et l’autre cas, sans usage de l’arme nucléaire.
Ci-dessous : extrait de l'Atlas montrant les estimations haute et basse d'extension du conflit.
